Au carrefour des XIXe et XXe siècles, alors que l’académisme vacillait et que de nouvelles formes d’expression artistique luttaient pour leur reconnaissance, émergea une figure dont le flair, l’audace et la vision allaient redéfinir le paysage de l’art mondial : Ambroise Vollard. Né sur l’île lointaine de La Réunion, ce marchand d’art, éditeur et écrivain français ne fut pas seulement un observateur, mais un véritable architecte des avant-gardes, propulsant vers la gloire des artistes qui, sans lui, auraient pu rester dans l’obscurité. Son nom est indissociable des plus grands maîtres de la peinture moderne, de Paul Cézanne à Pablo Picasso, dont il fut le fervent défenseur et le premier mécène. Plongeons dans l’univers de cet homme énigmatique, dont l’héritage continue d’éclairer la complexité et la richesse de l’art français.
Des Rivages Réunionnais aux Quais de Paris : La Naissance d’une Vocation
L’histoire d’Ambroise Vollard commence loin des boulevards parisiens, sous le soleil ardent de Saint-Denis de La Réunion, où il voit le jour en 1866. Fils de notaire, il est initialement destiné à une carrière juridique, un chemin qu’il entreprend en France métropolitaine, d’abord à Montpellier, puis à Paris. C’est dans la capitale, au contact de son effervescence culturelle et des humbles étals des bouquinistes sur les quais de la Seine, qu’une autre passion s’éveille en lui, irrésistible et dévorante. Il délaisse bientôt les codes du droit pour ceux de l’esthétique, se découvrant une affinité singulière pour les dessins et les gravures, prélude à une destinée artistique hors du commun.
En 1893, avec des moyens modestes, Ambroise Vollard franchit le pas et ouvre sa propre galerie d art au 37, rue Laffitte, un quartier alors névralgique du marché de l’art parisien, à l’ombre de l’Hôtel Drouot. L’époque est à la transition : le Salon officiel perd de son influence et le krach boursier de l’Union générale a affaibli des marchands établis comme Paul Durand-Ruel. Dans ce vide, Vollard, avec sa personnalité discrète, presque effacée, et son regard acéré, va patiemment bâtir ce qui deviendra l’écurie des génies de l’art moderne. Il commence par acquérir des œuvres d’artistes “invendables” ou “maudits” de l’époque, pariant sur un avenir que seuls quelques visionnaires pouvaient alors entrevoir.
Portrait jeune Ambroise Vollard à ses débuts, regard visionnaire
Le Génie du Flair : Révélateur des Avant-Gardes
Ce qui distinguait Ambroise Vollard de ses contemporains était son intuition infaillible. Plus qu’un simple commerçant, il était un découvreur, un prophète des talents à venir. Tandis que le public et la critique s’accrochaient aux conventions, Vollard percevait la force révolutionnaire des œuvres qui brisaient les moules. Il n’hésitait pas à investir dans des artistes encore méconnus, voire ridiculisés, reconnaissant leur génie avant tous les autres.
Son soutien à Paul Cézanne est peut-être l’exemple le plus éclatant de son audace. En 1895, Vollard organise la première exposition personnelle de Cézanne, une initiative risquée qui révèle l’artiste au monde et forge un lien indéfectible entre les deux hommes. Il deviendra non seulement son principal marchand, mais aussi son protecteur, acquérant des lots entiers d’œuvres à des prix dérisoires et les conservant, avec la conviction que le temps, seul, en révélerait la valeur intrinsèque. Cette stratégie, que certains qualifièrent de spéculation, fut en réalité une preuve de foi inébranlable dans l’art qu’il défendait.
Ambroise Vollard fut également le premier à offrir une exposition personnelle à un jeune Pablo Picasso en 1901, un événement marquant les débuts de la carrière parisienne du peintre espagnol. Il soutint également Henri Matisse, Paul Gauguin, Vincent van Gogh, Maurice de Vlaminck, Georges Rouault, Pierre Bonnard, Édouard Vuillard et de nombreux autres qui allaient constituer le panthéon de l’art du XXe siècle. Sa méthode était souvent non conventionnelle : il achetait des ateliers entiers, signait des contrats exclusifs, et agissait comme un véritable mécène, garantissant aux artistes une stabilité financière rare à une époque où l’innovation rimait souvent avec la précarité.
Un historien de l’art émérite, le Professeur Jean-Luc Dubois, a noté : « L’acuité du regard de Vollard n’avait d’égal que son courage commercial. Il ne vendait pas ce que l’on voulait, il vendait ce qu’il fallait, éduquant le goût de son époque avec une détermination quasi missionnaire. » Cette vision était en totale opposition avec les marchands traditionnels qui suivaient les modes. Vollard créait les modes, ou du moins, les révélait au grand jour.
L’Éditeur Visionnaire : Réinventer l’Estampe et le Livre d’Art
Au-delà de son rôle de marchand, Ambroise Vollard s’illustra comme un éditeur d’art visionnaire, redonnant ses lettres de noblesse à l’estampe et au livre d’artiste. Il perçut dans ces médiums un potentiel d’expression et de diffusion extraordinaire, transformant de simples supports en véritables œuvres d’art.
Dès 1895, il se lance dans l’édition avec son célèbre “Album des peintres-graveurs”, une série de lithographies audacieuses réalisées par des artistes qui n’étaient pas des graveurs professionnels, défiant ainsi les conventions. Cet album fut suivi de nombreuses autres initiatives, collaboration avec des artistes tels que Pierre Bonnard, Édouard Vuillard et Ker-Xavier Roussel. La “Suite Vollard”, éditée entre 1930 et 1937, reste un chef-d’œuvre inégalé de gravure, fruit de sa collaboration avec Pablo Picasso, et témoigne de sa capacité à pousser les artistes vers de nouvelles explorations formelles. L’esthétique de ces éditions était souvent révolutionnaire, intégrant l’illustration de manière organique au texte, bien loin des traditionnels livres de bibliophilie.
Les quarante ouvrages publiés sous l’enseigne « Ambroise Vollard, éditeur » sont un témoignage de son engagement pour la fusion de la littérature et de l’art. De Parallèlement de Verlaine illustré par Bonnard à la Bible illustrée par Marc Chagall, il a créé des objets précieux qui continuent d’être prisés par les collectionneurs et les amateurs d’art. Ces publications étaient bien plus que de simples livres ; elles étaient des manifestes, des déclarations sur la capacité de l’art à transcender les frontières des médiums. Cette facette de son travail est un aspect essentiel pour comprendre le caractère polymathe et la contribution profonde d’Ambroise Vollard.
L’Écrivain et le Collectionneur : Une Voix et un Héritage
Ambroise Vollard ne se contentait pas d’être un homme de l’ombre maniant les fils du marché de l’art ; il devint lui-même une voix, celle d’un témoin privilégié de son époque. Son autobiographie, Souvenirs d’un marchand de tableaux, publiée en 1937, est une mine d’informations et une chronique fascinante du monde de l’art moderne. Ce n’est pas seulement un recueil de mémoires, mais un document historique essentiel offrant un aperçu intime des personnalités et des processus créatifs des artistes qu’il a côtoyés. Il y raconte avec humour et perspicacité ses rencontres avec Cézanne, Renoir, Degas, et tant d’autres, dressant des portraits vifs et souvent surprenants.
Sa réputation de collectionneur était légendaire, particulièrement dans ses dernières années. Il accumula une collection d’une richesse inouïe, composée de chefs-d’œuvre acquis souvent à des prix dérisoires, qui prenaient de la valeur avec le temps. Cette accumulation reflétait non seulement un sens aigu des affaires, mais aussi une passion profonde et une conviction inébranlable dans le potentiel de l’art moderne. Il était l’homme que les artistes peignaient, non par vanité, mais par reconnaissance. Ses portraits par Cézanne, Renoir ou Picasso sont autant de témoignages de l’estime qu’il inspirait.
Quel est l’impact durable d’Ambroise Vollard sur l’histoire de l’art ?
L’impact d’Ambroise Vollard sur l’histoire de l’art est multiforme et durable. Il fut un champion du modernisme, un faiseur de marché dont les stratégies ont radicalement changé la façon dont l’art était découvert, valorisé et collectionné. En tant que galeriste, il a offert une plateforme cruciale aux artistes d’avant-garde, leur permettant d’exposer et de vendre leurs œuvres à un moment où les institutions établies les rejetaient. En tant qu’éditeur, il a enrichi le patrimoine artistique de publications d’une qualité inégalée, élevant l’estampe au rang d’art majeur. Il a construit des ponts culturels, reliant les artistes à un public et des collectionneurs qui apprenaient à apprécier le nouveau. Sans son intervention, une partie significative de ce que nous considérons aujourd’hui comme des chefs-d’œuvre de l’art moderne n’aurait peut-être jamais atteint la reconnaissance qu’elle mérite. L’analogie est frappante avec la constitution de la collection Morozov, où des mécènes éclairés ont su deviner l’avenir des mouvements artistiques.
L’Héritage Perpétuel d’Ambroise Vollard : Controverses et Postérité
Malgré son rôle indéniable, le personnage d’Ambroise Vollard n’est pas exempt de nuances et de controverses. Ses méthodes commerciales, fondées sur l’achat massif d’œuvres à bas prix, lui valurent parfois l’inimitié de certains artistes, dont Paul Gauguin, qui le qualifiait de “profiteur”. Cette tension entre le soutien artistique et la stratégie commerciale est une part complexe de son héritage, reflétant les paradoxes du marché de l’art naissant. Pourtant, même ses détracteurs ne pouvaient nier son rôle essentiel dans la valorisation des œuvres.
La disparition d’Ambroise Vollard en 1939, dans un accident de voiture peu avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, marqua le début d’une nouvelle ère de sa légende, mais aussi une période de grandes turbulences. Sa collection, d’une valeur inestimable, devint l’objet d’une série d’imbroglios juridiques complexes. Sans héritier désigné clairement pour gérer un tel trésor, de nombreuses œuvres furent dispersées, voire “disparues” durant la guerre. Des décennies de procès et de recherches ont été nécessaires pour restituer certaines pièces à ses ayants droit, un processus qui se poursuit encore de nos jours.
Néanmoins, l’influence d’Ambroise Vollard perdure. Des expositions majeures lui sont régulièrement consacrées, comme celles du Musée d’Orsay ou du Petit Palais, mettant en lumière l’ampleur de sa vision et la richesse des œuvres passées par ses mains. Il a légué une partie de sa collection à sa ville natale, Saint-Denis de La Réunion, au musée Léon-Dierx, et a également fait des dons à la Ville de Paris. L’homme qui, selon la légende, “gagna sa fortune en dormant” a finalement gravé son nom au panthéon des figures culturelles les plus importantes de France.
Ambroise Vollard âgé, pensif, devant un chef-d'œuvre de Cézanne dans son salon privé, lumière douce, ambiance studieuse
Questions Fréquentes sur Ambroise Vollard
Q: Quels sont les artistes majeurs qu’Ambroise Vollard a soutenus ?
R: Ambroise Vollard a soutenu et exposé un grand nombre d’artistes majeurs de l’art moderne, notamment Paul Cézanne, Pablo Picasso, Henri Matisse, Paul Gauguin, Vincent van Gogh, Pierre-Auguste Renoir, Edgar Degas, ainsi que les membres du groupe des Nabis comme Pierre Bonnard et Édouard Vuillard.
Q: Comment Ambroise Vollard a-t-il révolutionné le marché de l’art ?
R: Vollard a révolutionné le marché de l’art en pariant sur des artistes d’avant-garde alors méconnus, en leur offrant des expositions personnelles et en achetant régulièrement leurs œuvres. Il a ainsi inversé la logique du marché, créant la valeur artistique plutôt que de simplement suivre les tendances établies.
Q: Quel rôle Vollard a-t-il joué en tant qu’éditeur ?
R: En tant qu’éditeur, Ambroise Vollard a revitalisé l’art de l’estampe et du livre d’artiste. Il a publié des albums de gravures et des livres illustrés par les plus grands peintres de son temps, fusionnant la littérature et l’art visuel et créant des objets bibliophiliques d’une qualité artistique exceptionnelle.
Q: Qu’est-ce que les “Souvenirs d’un marchand de tableaux” ?
R: “Souvenirs d’un marchand de tableaux” est l’autobiographie d’Ambroise Vollard, publiée en 1937. C’est un document historique précieux qui offre un témoignage direct et souvent anecdotique sur les artistes et l’environnement artistique du début du XXe siècle à Paris.
Q: Quel est l’héritage actuel de la collection d’Ambroise Vollard ?
R: La collection d’Ambroise Vollard, d’une richesse immense, a connu un destin complexe après sa mort, marquée par des litiges juridiques et des dispersions. Cependant, de nombreuses œuvres sont aujourd’hui conservées dans de grands musées mondiaux et une partie a été restituée ou donnée à des institutions comme le musée Léon-Dierx à La Réunion.
Conclusion
Ambroise Vollard fut bien plus qu’un simple intermédiaire entre artistes et collectionneurs ; il fut un visionnaire, un bâtisseur de légendes, un esprit indépendant qui n’hésita jamais à défier les conventions pour embrasser la modernité. Son intuition pour le talent, sa détermination à soutenir des artistes rejetés et son engagement pour l’édition d’art ont laissé une empreinte indélébile sur la culture française et universelle. De ses modestes débuts à sa position d’éminence grise de l’art, le parcours d’Ambroise Vollard incarne la quintessence du mécénat éclairé. Son héritage, à la fois matériel et intellectuel, continue de nous rappeler l’importance du courage artistique et de la perspicacité critique dans la formation des canons esthétiques. Sans Ambroise Vollard, l’art moderne, tel que nous le connaissons et l’apprécions, aurait sans doute eu un tout autre visage. C’est l’un des joyaux du patrimoine culturel français, à l’instar d’un rare van gogh louvre témoignant d’une époque révolue.
